AU-DELA
La Mort en images
Lorsque j'ai photographié l'enterrement d'un homme, marié et père de famille, pour la Croix Rouge de Paris au sein de laquelle il était très investi, je me doutais que la tâche n'allait pas être facile. Mais je me suis préparée à le faire comme lorsque je photographie des mariages au cours desquels les invités s'accommodent facilement de ma présence, puisqu'il s'agissait pour moi d'un moment de vie du même type, intense et intime, dont on m'ouvrait les portes. Je ne portais pas l'uniforme de l’organisation, aussi n’était-il pas évident que je sois là pour eux. Étonnés, et même choqués, certains ont voulu savoir pourquoi je prenais des photos. Si on me demande parfois pour qui je travaille, jamais on ne me demande pourquoi, encore moins lors d’un mariage par exemple. Preuve qu'il est, je crois, mal vu et difficile d’aborder ce thème là.
Parfois on reçoit un appel ou on lit dans le journal que cette femme que l’on admirait a quitté ce monde, que le père de notre ami est parti. Mais en aucun cas on ne vient à un enterrement l’appareil photo à la main ou on expose une photo de ce moment dans son appartement : on n’immortalise pas la mort. Comme s’il était indécent de se souvenir, de garder une trace, comme si la tristesse et la mort devaient être enfouies au fond de nous.
Je crois que notre rapport à la mort en France est trop distant, c'est un sujet sur lequel il est difficile de communiquer. Pourtant c'est un moment de notre vie, qui nous attend tous, mais aussi auquel nous sommes confrontés tout au long de notre existence, plus ou moins tôt. Qui n'a jamais perdu un proche ? Que ce soit douloureux c'est certain, mais cela ne doit pas nous empêcher d’en parler, au contraire.
Si nous partageons souvent nos joies, il est aussi primordial de partager nos peines, de parler de nos morts pour les faire vivre autrement, de ne pas fermer les yeux sur ces fins de vies. D’autant plus que taire la mort la rend, je crois, encore plus effrayante. Ce n’est pas parce qu’on en a peur, chacun à sa mesure, qu’il faut l’occulter. Au contraire, il est important, à mon sens, de la regarder en face et de l’accepter.
Je souhaite donc documenter ce thème, à travers les métiers de ce domaine et des témoignages de personnes endeuillées. En voici quelques extraits photographiques.
Parcours de Défunts - Suisse, août 2017
Le rôle de Georges (son nom a été changé) est d'accompagner les familles et les proches à chaque étape : il les accueille, prépare les cercueils dans ses locaux (pose de poignées, tissu intérieur etc afin que tout soit rapide et simple lorsqu'il faudra s'en servir), il fait toutes les taches administratives, s'occupe de la levée de corps et de son transport jusqu'à l'hôpital, la location de la salle, les soins de préservation du corps et de toilette mortuaire, la mise en bière, la décoration florale, l'enterrement, la cérémonie, l'inhumation, la crémation (en majorité), la mise en urne.. En Suisse un corps doit être enterré ou brulé dans les 72h, ainsi les fluides pour la conservation du corps par exemple, ne sont pas nécessaires. La morgue se trouve généralement à l'hôpital, les corps y sont soignés, conservés et exposés aux proches en attendant l'inhumation ou la crémation. Georges n'était pas destiné à avoir son entreprise de Pompes Funèbres. Son parcours l'a simplement amené à reprendre, aux débuts des années 2000, une société déjà installée, avec ses clients et son organisation, et après avoir été formé par le revendeur. Il aime son métier car « je guide les gens, je rend service, je les accompagne, et en plus je suis indépendant. » Le travail n'est pas de tout repos, il y a des astreintes jour et nuit, sept jours sur sept, des morts plus douloureuses que certaines, le remplacement d'un collègue dans la ville voisine... Par an, Georges prend en charge une centaine de corps.
Profession Thanato - France, Juin 2018
Frédéric a 42 ans, il est thanatopracteur. Les anglo-saxons diront embaumeur. C'est l'art et la science de préserver les corps des défunts humains de leur décomposition naturelle, pour pouvoir les présenter aux familles et lors des funérailles avec leur apparence de vie. Tous les jours, il prend donc soin de ces corps sans vie pour que les familles, les « vivants », passent cette étape du deuil de façon la plus apaisée possible. Ancien coiffeur et passionné d'anatomie, Frédéric s'est rapidement reconverti dans le domaine du funéraire. Après avoir repris les études, il est devenu thanatopracteur, métier qu'il exerce maintenant depuis vingt ans. Aujourd'hui à la tête de trois entreprises en Bourgogne-Franche-Comté, il est également membre du Syndicat des Thanatopracteurs, et enseigne son savoir-faire à l'Ecole des Métiers du Funéraire à Paris. Parfois plusieurs fois par jour, en maison funéraire ou en chambre mortuaire, Frédéric répète le même rituel : il enfile sa blouse, ouvre ses mallettes, sort le corps de la chambre froide, incise une artère, vide le sang en ponctionnant par la cage thoracique et l'abdomen pour le remplacer par un fluide de conservation, coud la bouche, maquille et recoiffe légèrement le défunt, l'habille avec les vêtements fournis par les proches et le replace dans la chambre froide. Les soins peuvent être ainsi « complets » mais le remplacement du sang par le fluide n'est pas obligatoire et c'est aux proches de décider quel type de soins de conservation ils désirent pour le défunt. Il ne croise que très rarement les familles, et les rencontrera sans doute de moins en moins puisqu'une nouvelle législation applicable au 1er janvier 2018 renforce les exigences des conditions de soin à domicile. Passionné par son métier, il en sait l'importance et le fait avant tout pour les proches, même s'il travaille dans l'ombre. Néanmoins les difficultés sont bel et bien présentes, et au delà du fait de côtoyer des défunts (chose à laquelle on s'habitue ou plutôt avec laquelle on fait, selon les caractères), ce sont les charges et les poids à soulever ainsi que les heures de voiture qui deviennent pénibles, et lui feront sans doute arrêter le « terrain » un peu plus tôt que prévu.
Le Cimetière de Montreuil - France, 2017
Janvier 2017 Ce lundi, après deux rendez-vous avec l'élu au cimetière et son adjoint, je démarre concrètement ce projet autour de la mort. Thierry, mon référent sur place, me présente et me fait un petit état des lieux. Il y a Corine et Audrey qui l'assistent au bureau pour la partie administrative, les prises de rendez-vous, les archives, les inscriptions dans les registres, l'accueil... Du coté des agents techniques je rencontre Richard, Ismaël et Christopher, dernier arrivé dans l'équipe. Dans le petit van, Richard part faire un état des lieux d'une sépulture dans laquelle va être créé un nouveau caveau par des marbriers de pompes funèbres extérieurs au cimetière. Avec la tablette, Richard remplit ses fiches minutieusement, vérifie également l'état des tombes adjacentes afin de s'assurer si les travaux les abimaient. La tablette est toute neuve, et c'est un petit pas de modernisation qui n'est pas pour lui déplaire : « les feuilles ça s'envolent tout le temps et quand il pleut, c'est la galère ». Richard part ensuite dans la partie nouvelle du cimetière, de l'autre coté de la route, vérifier avec un autre agent de pompes funèbres, le nombre de personnes dans un caveau d'une association israélites. Une cérémonie va avoir lieu dans une heure, il faut s'assurer qu'il y a de la place et que tout correspond aux fiches du cimetière. Chaque tombe est répertoriée informatiquement, ou du moins cette mise à jour est en cours depuis plusieurs années. Au fil du temps certains papiers se sont perdus ou ne sont pas lisibles, certains mouvements de tombes n'ont pas été répertoriés, alors à chaque fois qu'une sépulture est ouverte et qu'ils en ont l'occasion, les agents vérifient leurs données et les actualisent. Richard en profite pour me faire une visite guidée des lieux. Le cimetière de Montreuil est grand, il y a près de 70 000 personnes qui y sont enterrées. Il est multiculturel aussi. Il y a un espace orthodoxe, un autre musulman et un pour les gens du voyage, il y a le carré des enfants, celui des indigents et celui des urnes. En attendant l'inhumation de 11h je me promène dans les allées, entre les tombes, observe les inscriptions et les attentions des vivants aux morts. Ce jour là, c'est tout à fait l'ambiance qu'on peut se faire d'un cimetière : le ciel gris est chargé, il fait froid et se met à pleuvoir. Il n'y a personne, pas un bruit. A l'heure prévue je retrouve Ismaël, qui va assister, un peu à l'écart mais très observateur, à l'inhumation israélite, afin de constater le bon déroulement et les éventuels problèmes avec la famille ou les services extérieurs, le respect de certaines règles également. Cette fois-ci il y a peu de monde, quatre ou cinq proches, et l'inhumation n'aura duré qu'une trentaine de minutes. Tout s'est bien passé. Une semaine plus tard je retourne sur mon nouveau lieu de travail. Je souhaite couvrir l'activité du cimetière pendant une année, et il me paraît important, surtout au début d'y aller régulièrement pour prendre mes marques, établir une relation avec les agents, m'habituer, au grès des évènements qui rythment la vie ce petit village qu'est un cimetière. Il est 7h quand on se retrouve à l'ancien cimetière, Thierry, un agent de pompes funèbres, un sous-traitant et une jeune femme qui vient assister à l'exhumation du corps de sa maman, décédée quelques années plus tôt. Il fait nuit et pas bien chaud. Les exhumations ont toujours lieu tôt le matin, avant l'ouverture du cimetière au public, à 8h30. Il y a encore quelques années les exhumations pouvaient se faire en pleine journée, mais il a été finalement décidé qu'elles auraient lieu le matin, à l'abri des regards. Nous attendons les quatre porteurs qui transporteront le cercueil dans sa nouvelle enveloppe, en zinc et hermétiquement fermée, jusqu'à l'aéroport. Au moment de la mort de la mère, les services de la ville n'ont pas réussi à contacter les membres de la famille. La femme a donc été enterrée dans le carré des indigents, celui réservés aux personnes n'ayant pas d'entourage connu de la mairie et pour les familles n'ayant que peu de moyens. Officiellement les corps y restent cinq années avant de laisser la place à d'autres morts, mais en moyenne ils y restent plutôt huit ans. Dans cet espace, tout le monde est enterré de la même façon, il n'est pas fait distinction de tradition et de culture. Deux ans plus tard, la famille de la défunte a réussi à retrouver sa trace. Musulmans, ils souhaitent donc rapatrier le corps au Maroc. La tradition musulmane veut que le corps d'un défunt soit enterré en pleine terre, enveloppé d'un voile blanc. Cette fois-ci, avec la décomposition et par respect pour le corps, c'est le cercueil tout entier qui sera enveloppé de ce voile lors de la cérémonie sur sa terre d'origine, et enterré ainsi. Février 2017 Ce jour là, je viens un peu sans but, Thierry ne m'a pas dit qu'une activité particulière avait lieu mais il fait beau, ce qui n'a pas été le cas depuis un moment. Je fais donc une petite balade sous le soleil, l'ambiance est quand même bien plus agréable. Dans le bureau avec Corine et Audrey, j'écoute des bribes de conversation. Audrey est au téléphone: "Combien d'enfants avait Guy ? Non mais ça ne me dit pas s'il avait des enfants. Ah un fils, OK. Et donc la mise en bière est à quelle heure ? Départ 9h30. Il y a une église ? A 10h30 je suppose. Tu m'as dit qu'il y avait des soins ?" C'est toujours un peu irréel, je ne suis pas encore habituée à ce discours, ca me fait sourire de les entendre parler de corps et de morts ainsi. C'est bien normal, mais on n'en a tellement pas l'habitude. Je me dis qu'il faut que je termine de lire le premier tome de « Mes Sincères Condoléances », un recueil de moments vécus ou entendus, d'un croque-mort, comme on les appelle parfois, breton : Guillaume Bailly. Ce livre est plein d'anecdotes, plus ou moins drôles mais qui témoignent d'une réalité méconnue. Et puis ca fait du bien de rire de la mort ! C'était un mardi. Ils sont venus en famille, la femme du défunt, ses enfants, son gendre et son petit-fils. Silencieusement ils se recueillent autour de l'urne, et observe les agents faire leur travail : l'employé des pompes funèbres et Richard qui supervise cette cérémonie. Ce dernier fermera hermétiquement le petit emplacement dédié aux cendres. Puis la famille, bouddhiste, brulera de l'encens, en toute intimité. De leur coté, Ismaël, Christopher, Patrick et Jacques font du décaissement de l'autre coté du cimetière en vue d'herber le chemin, l'entretenir et rendre le cimetière plus accueillant. Ce sont des taches habituelles pour les agents, tout comme désherber ou nettoyer les murs. L'entretien du cimetière est fondamental pour en faire un lieu agréable malgré tout. Et c'est la politique de la ville et sans doute des villes en général, de ne plus laisser ces lieux à l'abandon, ces lieux de silence où certains viennent parfois simplement pour déjeuner au calme. A la fin du mois, Thierry m'avait prévenu, il n'était pas sur que je puisse photographier cette cérémonie, mais nous l'avons tenté. Après avoir demandé à un ami de la famille concernée, Thierry me dit qu'il ne faut plutôt pas que je photographie l'inhumation, ou carrément à l'écart, de loin. On se poste alors tous les deux au loin. Il s'agit d'un rom décédé et dont les très nombreux proches viennent pour un dernier salut. Plusieurs dizaines de voitures s'immiscent dans le cimetière. On distingue les paroles de ce qui ressemble à un sermon. Il pleut, les parapluies sont sortis, les costumes sont noirs, c'est tout à fait l'image qu'on a d'un enterrement. Mars 2017 Il est 7h, mais les jours se rallongent et l'exhumation s'annonce plus lumineuse que la première. Cette fois-ci il n'y a pas de famille présente. Deux corps vont être exhumés par Jean-François, pour un regroupement familial. De plus en plus de français déménagent aussi leurs défunts lorsqu'ils vont s'installer ailleurs. Ils emmènent leurs morts pour rester près d'eux : des membres de la famille à part entière. Jean-François, graveur et marbrier, travaille seul, et sa mère vient parfois lui donner un coup de main. Elle est à la retraite mais a créé cette entreprise familiale avec son mari, aujourd'hui décédé. Thierry supervise les opérations et contrôle le bon déroulement. La veille Jean-François est venu ouvrir cette tombe en pleine terre, avant de repartir en la couvrant d'une bâche. Aujourd'hui il va donc sortir les corps, séparer les déchets des ossements qu'il placera dans un reliquaire. Il enfile sa combinaison blanche et descend dans le trou. L'opération prend environ une heure. Il y a une femme, et un homme. Sans doute les grands-parents. Il me fait remarquer que les corps sont assez propres, la décomposition a été bien entamée, il n'y a pas de chaires comme cela peut arriver parfois. Et dans ce cas c'est toujours un peu plus dur à gérer. « Les femmes avec des bas c'est au top » me dit-il, « ça permet de bien tout récupérer ». Avec Thierry ils discutent du métier, et Jean-François n'est pas avare de petites blagues. « On rigole aussi dans le métier, heureusement. Mais jamais du défunt ! » Une fois terminé, il devra remettre la terre dans le trou et livrer le reliquaire qui aura été préalablement scellé par les services de police. Nouvelle exhumation ce jour là. Les deux marbriers sont là, la responsable des PFG et un porteur. Les marbriers ce sont eux qui ouvrent les sépultures, les posent et font les semelles. Ils aident cette fois-ci le porteur a sortir un premier cercueil, qui date de 2016, pour accéder au corps qui doit être exhumé. Il s'agit d'une réduction de corps : il va être placé dans un reliquaire afin de libérer de l'espace dans le caveau, car une inhumation aura lieu dans quelques jours et le nouveau cercueil doit pouvoir rentrer dans ce caveau de quatre places. La loi stipule qu'on ne réduit pas les corps dans les cinq ans suivants l'inhumation. En pratique l'attente est toujours un peu plus longue et il y a plusieurs critères à prendre en compte qui agiront sur la décomposition du corps : une sépulture en pleine terre ou en caveau, la prise régulière de médicaments, l'âge du défunt... Au fur et à mesure de l'opération, Thierry se rend compte qu'un corps qui devait être à tel étage n'est en fait pas au bon, ils réorganisent la chose (dont ils donneront les détails à Audrey qui mettra les papiers à jour) et le marbrier descend à chaque fois un peu plus profondément dans le trou, jusqu'à accéder au fond du caveau. Là on s'aperçoit qu'il est remplit d'eau, apparemment le cercueil n'est pas immergé, et cela est assez commun. 1er novembre 2017, après plusieurs mois je retourne au cimetière. Une partie du carré des soldats morts pour la France a été rénovée, l'herbe a poussé là où les agents faisaient des travaux au début de l'année, les fleurs envahissent les tombes, il fait beau, le lieu est paisible et finalement, plutôt gaie...
Graveur sur Marbre - France, juin 2017
Alexandre est graveur sur marbre : il grave les inscriptions sur les tombes qu'ont choisit les proches pour leurs défunts. Ce jour là il est venu au cimetière de Rueil Malmaison à la demande de Marie-Axelle et Benoit Clermont. Ces parents ont perdu leur quatrième enfant en février 2017, alors qu'il n'avait que 4 ans, décédé à la suite d'une maladie neurodégénératrice incurable. Alexandre grave de façon artisanale, à la main, directement sur la tombe neuve, le nom de Gaspard, ses dates de naissance et de mort, et la phrase qui selon sa famille le représente « Je passerai mon Ciel à faire du bien sur la Terre. » C'est une histoire de famille le concernant, son oncle gravait le marbre aussi, il lui a transmis cette envie et ce goût d'un travail manuel. Alexandre a suivi une formation pour apprendre ce savoir-faire, après un parcours très différent. En couple et père d'un enfant, il a son entreprise et les pompes funèbres l'appellent régulièrement pour satifsfaire leurs demandes. Il lui faudra la journée pour graver la tombe de Gaspard : crayonner le tracé, s'assurer de la symétrie, et tailler, à la main, les lignes droites et les courbes, minutieusement. Derrière nous le bruit d'une machine se fait entendre, c'est un autre graveur qui inscrit un nouveau nom sur une tombe. Mais lui grave différemment : par sablage. Cette technique, moins couteuse (pour les entreprises, pas toujours pour les particuliers) et plus rapide, a fait son arrivée il y a quelques années et commence à prendre du terrain sur les méthodes artisanales...
Le Deuil d'une Famille - France, 2017
Gaspard était un petit garçon atteint de la maladie neurodégénérative de Sandhoff, maladie lysosomale incurable. Il est mort le 1er février 2017 à 3 ans et demi. Sa maman raconte son histoire et les étapes du deuil. Fin mars, alors que cela faisait à peine 2 mois que Gaspard avait quitté la Terre, Marie-Axelle, sa maman, a accepté de me parler de la perte de son 4e enfant. Elle raconte le chemin parcouru avec lui et les étapes du deuil qu'ils ont vécu (ci-dessous). En juin je suis retournée la voir à Rueil Malmaison pour photographier la gravure du texte sur la tombe blanche qu'ils avaient choisie. Puis le 1er novembre j'ai pu photogaphier toute la famille réunie au cimetière. Ce jour-là il fait beau. Après avoir réarrangé les fleurs, enlevé les feuilles mortes, joué un peu autour de la tombe, l'agitation diminue et ils se recueillent pour une prière pour Gaspard, pour eux, pour la vie. Si la perte d'un être cher est douloureuse, elle fait grandir chacun et peut souder encore plus une famille. Entretien avec Marie-Axelle Clermont, 29 mars 2017 LA VIE DE GASPARD Quand Gaspard est né, on a eu 6 mois où tout n'allait pas trop mal. Je sentais qu'il allait mourir, vraiment, je le sentais à fond. Du coup on s'interrogeait beaucoup, les médecins ne me croyaient pas. A l'été 2014 à Rennes, on a rencontré une pédiatre qui nous a dit qu'on avait raison de nous inquiéter, qu'il fallait continuer à nous inquiéter. On avait rendez-vous fin août, au 1 an de Gaspard, à l'hôpital de Garches. La neuropédiatre nous a tout de suite dit "ok on lance les tests, génétiques et sanguins, pour voir ce qu'il se passe, car il y a un truc qui ne va pas" : il ne se tenait pas la tête, dès que tu le prenais dans tes bras sa tête plongeait, donc il y avait effectivement un problème. Les réactions, les interactions c'était nickel, il gazouillait, papotait, rigolait souvent, mais en motricité il y avait un truc qui n'allait pas. On a eu les résultats aux 13 mois de Gaspard, le 29 septembre 2014. On apprend donc que Gaspard est atteint d'une maladie neurodégénérative. On était à l'hôpital avec Benoit, les 3 médecins face à nous qui nous ont expliqués la maladie : le système nerveux central est atteint et dégénère car dans le système nerveux central on a tous des petites cellules, à l'intérieur desquelles il y a une enzyme qui s'appelle le lilosome, et qui normalement trie ta cellule pour qu'elle soit toujours efficace. Sauf que là l'enzyme ne fonctionne pas bien donc la cellule ne se trie pas et s'encrasse. Donc tous les déchets organiques s'accumulent, et c'est pour ça que ca s'appelle une maladie de surcharge, qui fait mal fonctionner les cellules, jusqu'à ce qu'elles s'éteignent. Ca détériore alors ton système nerveux, qui commande tout ton corps, tout dégénère et fonctionne mal : les fonctions motrices mais aussi tous les sens, la vue, l'odorat, l'ouïe, etc et toutes les fonctions vitales, la déglutition, la respiration... Donc on apprend ça. Et puis vient la question : est-ce que Gaspard va mourir ? Ils te regardent dans les yeux et ils te disent "ben oui..." Donc ce jour là, Benoit était très très très triste, très en colère, parce que pendant un an il ne m'avait pas vraiment cru. Il pensait que ça irait mieux, que ce petit garçon allait s'assoir et marcher, et moi pour le coup j'ai été soulagée, enfin des médecins me croyaient, je n'étais pas folle, et on m'a dit "on va vous aider". On a eu deux manières très différentes de le vivre. Dès l'automne 2014 on a mis en place de la kiné, à l'hôpital de jour à Garches, après le soin à domicile venait lui faire de la kiné à la maison, au départ 2/3 fois par semaine puis après tous les jours. Parce qu'il a perdu la vue à Noël 2015, mais ça ne se voyait pas parce qu'il avait des grands yeux bleus canons, ouverts, et un regard très expressif (il n'avait pas le regard flous ou grisé), il te sondait alors qu'il ne voyait plus, c'était impressionnant. Il entendait très bien encore, car l'ouïe est un des derniers sens qu'on perd quand on meurt, c'est le sens qu'on a vraiment jusqu'à la fin de sa vie, il entendait très bien les personnes parler, arriver vers lui, il tournait ses yeux vers la personne, du coup c'était interpellant. On avait des séances de psychomotricité, une éducatrice spécialisée aussi et la kiné. Parce qu'à force de ne pas t'asseoir, de ne pas marcher, de ne pas te tenir droit, tes poumons ne fonctionnent pas bien. Tout ce qui normalement s'évacue en déglutissant, en toussant, là ça ne pouvait pas, on l'entendait beaucoup respirer, déglutir fort. Après, à partir du 1er août 2016, il est resté allongé. Il a vécu les 6 derniers mois de sa vie allongé à la maison, et il ne sortait plus. Il était nourri par sonde gastrique, par tubulures, branché en continue, un tout petit débit qui ne lui faisait pas mal pour digérer. Il avait besoin d'oxygène aussi par le nez. Il y avait plein de machines, c'était impressionnant. Il ne pouvait pas attraper froid non plus car le moindre rhume... Ca c'était la vie de Gaspard. On a essayé de garder toujours une interaction, on a souvent favorisé l'ouïe, en chantant, en racontant des histoires, par CD, par musiques, on dansait, on le mettait dans nos bras et on le faisait tourner, qu'il entende de la vie ! Au départ on l'avait mis à l'étage et puis finalement on a choisi que toute la vie soit autour de lui, donc on la mis dans la chambre à coté de la cuisine, au rez-de-chaussée, tout le monde vivait autour de lui, c'était plus pratique pour les soignants aussi. On a eu un peu de mal à avoir l'hospitalisation à domicile. On était en mai 2016, Gaspard était allé à Lourdes avec nous tout début mai 2016. Il est rentré assez affaibli. Il a passé une semaine à l'hôpital et on a voulu le prendre, mais le chef de la pédiatrie n'était pas aussi confiant, je pense qu'il ne voulait pas nous laisser la responsabilité de garder notre enfant à la maison et peut-être aussi à juste titre, il avait moins confiance en tant que parents et soignants et non médecins, il pensait que ça irait plus vite etc. Donc on a fait venir une association parisienne qui s'appelle Paliped (palliatif et pédiatrie), un pédiatre est intervenu, et en accord avec nous, grâce à eux, on a réussi à le sortir de l'hôpital. C'était vraiment notre choix qu'il soit au coeur du foyer, de toute la famille. Aussi car on était capable de porter Gaspard, on parle français (on a rencontré beaucoup d'étrangers à l'hôpital, et c'est compliqué pour eux, la langue est une barrière dans le monde du soin, ils ne comprennent rien, c'est quand même plus simple pour eux d'être sur place et puis certains sont venus pour le soin français, la qualité, certaines opérations qu'en France etc), on a eu de la chance socialement aussi car à ce moment là mon CDD s'est arrêté et je pouvais rester à domicile car Benoit travaille. Donc je passais mes journées pour lui. ACCEPTER LA MORT Tout ce chemin là c'est deux ans et demi de vie où tu vois quelqu'un dégénérer tous les jours un petit peu plus et donc tu apprivoise la mort en fait, le décès. On te l'a dit. Ce qui est un peu étrange c'est que paradoxalement on pourrait le dire de chacun, mais comme il y a un protocole de soins, c'est visuel, donc tu apprivoises un peu. Ca n'enlève rien au fait qu'il soit mort maintenant, mais pendant deux ans et demi, tous les jours un petit peu on a quitté quelque chose : on a fait le deuil du rire, des gazouillis, et puis du canapé par exemple car pendant un an il y était semi-assis, et puis les six derniers mois c'était tellement difficile pour lui, ça lui faisait mal aux reins et au coccyx. On a donc passé ensuite beaucoup de temps dans sa chambre, à lui masser les pieds, à faire sentir des odeurs, des huiles essentielles, à lui faire toucher ses peluches... Toutes ces petites étapes là te font avancer vers la mort. Le fait de ne pas le mettre loin de nous aussi, de pouvoir passer du temps auprès de lui, le mettre à la maison, pour pouvoir plus facilement nous occuper de nos autres enfants aussi. Donc on a rapidement rayé l'hôpital pour lui ajouter de la vie à ses jours qui étaient comptés et le mettre au coeur de notre foyer plutôt que de l'excentrer physiquement. PARLER DE LA MORT AUX ENFANTS Pour les enfants en fait c'est simple, c'est hyper dur pour nous adultes et pour eux beaucoup plus simple. En fait on est parti du jour du diagnostique, en septembre 2014. Ce jour là Benoit est reparti bosser, et je suis allée chercher les enfants à l'école pour le déjeuner. Ils m'ont tout de suite demandé ce que les médecins avaient dit le matin. Je leur ais dit qu'on avait vu trois médecins qui ont dit que Gaspard avait une maladie rare, grave et qu'ils ne pouvaient pas soigner car il n'y avait pas de médicaments pour cela. On a tout de suite différencié en disant que ce n'était pas comme eux quand ils ont un rhume, une angine ou autre qu'on peut soigner. Là c'est impossible. Ils nous ont posé beaucoup de questions très pratiques : est-ce que Gaspard va tenir sa cuillère ? Non il ne pourra pas. Est-ce qu'il va aller à l'école ? Non parce qu'il ne pourra pas marcher, ses jambes ne sont pas assez solides. Etc. Et puis est-ce que Gaspard il va mourir ? Ben oui Gaspard il va mourir. La seule façon d'accepter la mort c'est d'être vrai et leur annoncer la vérité. Je voulais pas dire « un jour Gaspard il va jouer au pays des nuages, prendre le toboggan de l'arc-en-ciel ». C'est pas possible ! Surtout que ça allait se passer sous leurs yeux. Je leur ais répondu en vérité et en limites, ce dont ils avaient besoin aussi. Et puis des petites questions venaient de temps en temps « et maman qu'est-ce que ça va faire quand Gaspard il va mourir ? » : son coeur va s'arrêter, ses poumons ne fonctionneront plus. Et après ? Son âme, l'intérieur de lui-même va monter au ciel, mais c'est invisible. Mais qu'est-ce qu'on fait du corps alors ? Et bien quand on est français catholique, on prend soin du corps et on choisit de l'enterrer au cimetière, dans la terre, après avoir mis le corps dans un cercueil. Alors ils conceptualisaient parce que c'était vrai, c'était ce qui allait se passer. L'âme allait partir, on prendrait soin du corps et un jour toutes nos âmes se retrouveront au paradis. Parce que notre fonction de croyants nous y fait croire. Et c'est ce qui nous porte, de savoir que toutes nos âmes se retrouveront au ciel quand nos corps seront tous morts, ça nous rend confiants et emplis d'espérance car on sait qu'on va se retrouver, c'est une belle perspective. L'espérance du ciel nous console, là maintenant, et nous fait espérer au ciel. Et puis on nous a promis le paradis pour les âmes qui seraient justes, pas celles qui seraient méchantes et iraient en enfer. Donc on doit faire pas mal d'efforts car on a envie de retrouver l'âme de Gaspard au ciel. QUAND VIENT LA MORT Donc on a choisi de tout faire à la maison. On n'était pas très surs au départ. On a gardé la possibilité de le ramener à l'hôpital au funérarium si on n'était pas capable de le faire à la maison. Et puis quand le jour du décès est arrivé, mercredi 1er février 2017, il était 18h, j'étais au chevet de Gaspard, les grands étaient à la médiathèque avec ma belle-mère, Louise était dans son bain, Benoit au travail. J'ai senti qu'il allait mourir, je sais pas pourquoi, dans mon coeur de maman j'ai senti. J'ai appelé Benoit, je lui ais dit voilà, je pense qu'il faut que tu rentre parce que je crois que Gaspard va mourir. Et puis 5 minutes après je l'ai rappelé pour lui dire qu'il n'aurait pas le temps de rentrer, qu'il allait mourir là maintenant. J'ai mis le haut parleur pour qu'il lui dise à l'oreille tout ce qu'il voulait. Dans le taxi Benoit lui a parlé. Puis j'ai appelé mes parents pour leur dire la même chose. Puis mon-beau-père, et ma belle-mère qui était partie chercher les enfants à l'école. J'ai raccroché, j'ai mis ma main sous la tête de Gaspard, j'ai pris ses mains et il a rendu son dernier souffle. On l'a vraiment accompagné jusqu'à la fin. C'était génial parce qu'on a toujours demandé à ce que Gaspard ne souffre pas, qu'on n'en souffre pas trop, qu'on soit pas trop choqués de sa mort, qu'il ne s'étouffe pas, qu'il n'ait pas de mouvements incontrôlables après le décès. Et puis ça a été une respiration. J'ai posé Gaspard, je suis allée chercher Louise et lui ait dit que Gaspard était décédé, son âme est partie au ciel et il nous reste son corps. A ce moment là les autres sont tous rentrés. On était tous autour de lui, tout de suite. Et on s'est dit qu'on était capable de le garder à la maison. On a passé des coups de fil avec l'hôpital etc, la pédiatre pour qu'elle vienne constater la mort de Gaspard, vers 22h. Le lendemain on a appelé les pompes funèbres, après avoir passé la nuit à côté du corps de Gaspard (pas les enfants), on a un peu veillé, appelé nos frères et soeurs, parents, certains sont venus. Les pompes funèbres ont envoyé un thanatopracteur. On avait ouvert le dossier depuis un an au service catholique des funérailles de Versailles. Le thanatopracteur est arrivé. Et là on s'est demandé comment ca allait se passer. Première fois qu'on vivait ça car avant c'était nos parents qui géraient pour les grands parents etc. On lui a demandé ce qu'il allait faire sur le corps de Gaspard. Il a dit que ça dépendait du moment où on voulait faire les funérailles, il pouvait changer les fluides, mettre des produits etc si on voulait plus de temps pour l'organisation. Et puis on s'est dit "ça va, il a été déjà hyper médicamenté, eu plein de produits donc non". En plus le corps d'un tout petit se détériore plus vite donc il a fallu être rapide. Et là c'est la seule étape où on n'a pas été là, on ne voulait pas voir ça. L'infirmière qui était devenue une proche a accepté de l'habiller. On les a laissé tous les deux. On avait choisi la tenue avec les enfants. Trente minutes après c'était fait. Elle nous a dit qu'on avait eu raison de ne pas y assister. Et puis là un mec génial arrive, un grand afro, avec des dreads jusque là, on ouvre, il avait le cercueil enroulé de cellophane et il a dit « J'pose ça où ? » (rires). On a eu des visites toute l'après-midi, amis, familles, des prêtres, il y a eu des prières, des chants. Tout était doux, c'était beau. Là on arrive au jeudi soir. Benoit a dormi avec le corps de Gaspard, on avait installé un matelas la dernière année car il y avait des réveils nocturnes, il vomissait beaucoup les 6 derniers mois, fallait le veiller tout le temps. Et moi j'ai dormi là-haut, chacun a fait ce qu'il voulait. Les enfants ont continué à le caresser, à lui mettre un CD de comptines. C'était très beau. Le vendredi les pompes funèbres arrivent, c'est la mise en bière. On a déballé le cercueil qu'on a installé sur des tabourets dans sa chambre. On avait éteint le chauffage pour que la conservation du corps se passe bien, tout ça. Et la nana nous demande de sortir au moment de l'installer dans le cercueil mais on voulait rester. Benoit a voulu l'installer lui-même, et du coup les enfants aussi voulaient rester aussi. Et donc on a vécu ça en famille, notre noyau familial, avec la dame, les autres étaient dans le salon. Ensuite on a fait revenir notre famille pour qu'ils le voient dans le cercueil. Effectivement il y a eu la fermeture du cercueil le vendredi soir ou le samedi matin, le 3 février. Et les enfants ont voulu visser. On avait choisi un cercueil en chêne massif, on ne voulait pas un cercueil blanc. Pour nous c'était un petit chevalier, il a vécu bien plus que nous en trois ans et demi de souffrance, de coeur à coeur avec tous les gens qui venaient le visiter tous les jours, on voulait un cercueil « d'homme ». Les enfants ont mis les vis. C'est posé la question du cache vis, le détail insignifiant, les enfants argumentaient, tel ou tel. Mais c'était tout naturel, on discutait : que veux-tu faire, pas faire, à quoi veux-tu assister, pas assister etc. On avait mis chacun un objet dans le cercueil : son petit coussin sous sa tête, son doudou, sa croix de l'ordre de malte, une barrette de médailles que plein de gens lui avaient offertes, un petit noeud en liberty avec une image de la sainte Vierge, plein de souvenirs qui lui correspondaient. LA CEREMONIE RELIGIEUSE Nos soeurs et belles-soeurs nous ont beaucoup aidés, elles ont fait tout le livret des funérailles, un ami nous a offert l'impression des 2000 exemplaires. On savait qu'il y aurait beaucoup beaucoup de monde et on devait être un bon millier (NB : un blog avait été créé, Marie-Axelle et Benoit publiaient régulièrement des nouvelles de Gaspard, s'investissant dans des associations etc) La voiture est venue le samedi 4 février. Les pompes funèbres ont descendu le cercueil pour le mettre dans la voiture. A ce moment là j'avais demandé à ce qu'il n'y ait pas de fleurs, simple, « chevalier » quoi. On s'est retrouvé à la cathédrale Saint Louis de Versailles à 10h pour la messe des funérailles. C'était une très belle messe, célébrée par huit prêtres qui ont marqué la vie de Gaspard, et une trentaine de nos amis de Versailles, Chaville, Paris nous ont fait la surprise de faire une chorale. J'avais mis des grandes gerbes de lys blancs autour du cercueil. On s'est appuyé sur les chants de l'Emmanuel, portés sur l'amour de Dieu. Et on a réuni tous nos proches dans une salle prêtée par un curé. L'INHUMATION Gaspard, le corps de Gaspard, est parti au funérarium de Rueil Malmaison, au cimetière ancien, on n'a pas pu l'enterrer le samedi, parce qu'on a du acheter un caveau dans le cimetière et c'était pas possible de construire un caveau bétonné en 48h donc pendant deux jours, jusqu'au lundi, il est resté au furnérarium. On a pris un caveau 1 place pour 15 ans car on s'est dit que potentiellement quand on déménagerait de Rueil, on l'emmènerait, on le déplacerait. Peut-être qu'on aura une maison secondaire dans cinq ans, on ne sait pas, peut-être dans nos caveaux familiaux respectifs, on va sans doute déménager, avec la carrière militaire de Benoit, c'est sur. C'était le lundi après-midi. Là il y avait très peu de monde, frères et soeurs, parents, témoins de mariage, amis très proches. ET TOI, COMMENT TU L'AS VECU ? En fait on est très porté à ce moment là. Parce que il y a toute notre famille et nos amis qui viennent nous témoigner leur amitié et leur amour. Enfin Gaspard ne souffre plus, de fait, enfin il n'est plus malade, car on sait que le corps est malade mais son âme n'est pas malade, donc enfin il est libéré de ce corps trop malade. Et le fait qu'il soit encore sous nos yeux visibles c'est une belle étape pour arriver à la messe. C'était tout un chemin où il n'est plus vivant, c'est comme si on apprivoisait encore un peu plus qu'on ne l'aurait plus sous nos yeux. C'était très doux, de procéder par étapes comme ça. Ca m'a bien plu. Ca nous a bien plu en fait, là je fais un peu le porte-parole de tout le monde. Car les enfants ont toujours voulu participer à chaque étape. Sauf l'habillage. Quand Gaspard est décédé le mercredi à 18h et que j'avais mes enfants dans les bras parce qu'ils venaient de rencontrer le corps de leur frère décédé, là j'ai pleuré avec eux. Parce que j'ai appris pendant ces deux ans et demi que les enfants, nos enfants, avaient besoin de voir les larmes de leurs parents, pour être capables eux aussi d'exprimer leurs émotions. Mais ça je l'ai appris. Au départ j'étais hyper forte, je ne pleurais pas devant eux, je ne voulais pas craquer. Il a fallu travailler ça. C'est en allant chez le psychologue avec mon fils (les enfants sont suivis depuis deux ans et demi), Arthur a dit à la psychologue, il voulait que je sois là à cette séance, qu'il ne pouvait pas être triste à la maison. A partir de là je me suis dit qu'il ne se le permettait pas car il ne me voyait pas triste, et qu'il fallait que ca change. Donc j'ai pleuré le soir du décès de Gaspard avec eux. Et puis aussi le lundi avant l'enterrement, en fait j'ai surtout eu très peur ce jour là : ce dernier moment où tu le vois. Il m'a fallu une heure avant l'enterrement, j'ai même refusé de voir des amis à ce moment là, première fois que je n'ouvrais pas la porte de chez moi, je n'étais pas capable. J'étais avec les trois enfants. Gros coup d'angoisse. Je n'ai pas pleuré, plutôt vécu l'angoisse, car j'avais peur du moment. Au moment où je suis sortie de chez moi, le prêtre qui nous a marié m'a donné son bras pour aller au cimetière, j'avais les 41 roses blanches pour symboliser les 41 mois de Gaspard dans l'autre main, et il m'a amené à Benoit, c'était vraiment très beau. A partir de ce moment là j'étais confiante, je savais que ça allait bien se passer, que j'allais être portée par Gaspard. ET DEPUIS ? C'est marrant parce que depuis 2 mois je me sens portée par Gaspard, on est empli d'une force qu'on n'estimait pas, c'est canon de se sentir porté par lui. Il était au prés de nous mais il ne pouvait pas nous montrer son amour, nous caresser la main, nous faire des bisous, parler, il nous aimait de tout son coeur mais il y avait une barrière physique, et là on expérimente le fait qu'on peut entretenir un lien, une communication avec son âme, c'est très nouveau, et c'est très fort et très puissant car c'est comme si lui, du haut du ciel, nous envoyait tout l'amour qu'il aurait voulu nous envoyer sur la terre, on se sent portés par son amour, c'est un truc de maboule. Page Facebook de Gaspard, entre Ciel et Terre : https://www.facebook.com/GaspardentreTerreetCiel/
Le Suicide d'un Père - France, janvier 2018
« Avec le suicide d'un proche, ce qui est compliqué c'est que la personne est la cause de ton deuil bien sur, mais elle en est à l'origine aussi » LE DERNIER APPEL Un lendemain d'une soirée arrosée entre copains, Clotilde se lève tard. Elle émerge et voit un appel en absence de son papa. Il avait 68 ans. Cela faisait plus d'un an qu'il était malade : il avait survécu à deux AVC, avait un adénome au cerveau et les carotides bouchées, ça n'allait pas fort du tout. Le jour de cet appel cela faisait tout juste trois jours qu'il était sorti d'un établissement hospitalier pour sa convalescence, lourde, et avait commencé à changer de comportement depuis plusieurs mois déjà : il avait sans doute pris conscience de la fin, de sa mort qui allait arriver, il déprimait et exprimait ses sentiments, habitudes qu'on ne lui connaissait pas. Le samedi 8 juin 2013 donc, vers 14h, Clotilde voit cet appel manqué. Elle n'y prête pas plus d'attention, elle l'avait eu deux jours auparavant, il n'avait pas tellement fait la conversation. Mais il rappelle, et ça, ça ne lui ressemble pas, alors elle décroche. « Comment tu vas mon p'tit papa ? ». D'emblée il lui dit qu'il n'a pas le moral, que ça ne va pas, sa vie est triste, il ne peut plus faire ce qu'il veut désormais (manger ce qu'il souhaite, fumer, boire même s'il buvait peu, conduire, lire, marcher, tenir une conversation...). Clotilde essaye de lui remonter le moral, de lui parler des occupations qu'il aura, mais il est fatigué dit-il, il n'en peut plus, n'a pas le courage et en a assez. Clotilde s'accroche et ne lâche pas, elle essaye de le faire rire, lui dit aussi qu'elle a besoin de lui, qu'elle n'est pas mariée, n'a pas encore d'enfants, il faut qu'il connaisse tout ça. Au bout d'un moment, il enchaine alors sur des choses plus radicales : « Tu sais ne t'inquiète pas, j'ai été très heureux dans ma vie, j'ai fait le tour du monde plusieurs fois, j'ai eu une femme que j'ai aimé toute ma vie, quatre très beaux enfants, de merveilleux petits-enfants, je vous ai élevés du mieux que j'ai pu, j'espère que vous serez fier de moi. Puis de toutes façons je ne me fais pas de soucis pour la suite, votre maman fera très bien les choses. ». Clotilde s'inquiète de ce discours suicidaire, ça ne lui ressemble décidément pas. Et pourtant ils ne sont pas si proches tous les deux, enfin si, mais si différents aussi, souvent en désaccord, pourquoi lui dit-il tout cela ? Et puis ces derniers temps il se plaignait plus facilement lors des échanges téléphoniques, ils en rigolaient entre frères et soeurs parfois : « papa m'a rappelé, c'est l'acte 3 scène 2 ». Mais bon, là elle s'étonne de ces paroles quand même assez extrêmes. Il essaye de clore le débat : « enfin voilà, sache le, je suis fatigué, je vous ai vraiment aimé tous très fort, je vous ai aimé et élevé du mieux que j'ai pu, donc je veux juste te dire, je te fais confiance pour la suite, soit heureuse dans ta vie, je t'aime. » Evidemment elle lui dit qu'elle l'aime fort aussi, mais elle n'est pas sereine, ce n'est pas du tout son genre ce truc émotionnel. D'ailleurs, physiquement son corps lui envoie quelques signes : elle a les mains moites et les jambes qui tremblent. Son premier réflexe est d'appeler un membre de sa famille qui l'a calme tout de suite, lui dit qu'elle doit se prendre la tête pour rien, pas de panique. Mais les mains restent moites et les jambes tremblent toujours. Elle fume clope sur clope, toujours en pyjama. L'ANNONCE Une demi heure plus tard sa maman l'appelle, et Clotilde comprend. Sa mère est complétement hystérique au téléphone et lui dit de venir à Blois : « Clotilde, Clotilde, il faut que tu viennes tout de suite, tout suite. » « Ben qu'est-ce qu'il se passe ? » « Ton père a fait une connerie, ton père s'est tiré une balle, les pompiers sont là, faut que tu viennes ». Clotilde ne percute pas tout de suite : si les pompiers sont là, tout va bien, il s'est raté, ils le prennent en charge. « Mais les pompiers sont là, donc comment il va ? » « Mais t'es bête ou quoi, il est mort ! Je dois rappeler tes soeurs, viens tout de suite. » « Je raccroche et là sur le coup, je prends conscience que je suis en train de vivre un moment hyper important de ma vie, après ces huit mois d'opérations, d'hôpitaux, de la peur que mon père meurt, là je me dis ca y est, c'est maintenant... Je crois que je ne réalise pas trop, je ne me souviens plus trop de ce qu'il se passe mais je me dis genre « Oh putain, oh putain ! ». Je ne suis pas paniquée, je ne sais juste pas quoi faire. Je suis abasourdie par la nouvelle. Mon premier réflexe est d'appeler une amie très proche. Elle me rappelle en me disant qu'elle est au mariage d'une copine, me demande ce qu'il se passe. Sans filtre, je lui dis « Ma poule mon père est mort, mon père s'est suicidé, il s'est tiré une balle il est mort ». Et en fait c'est sa réaction à elle qui me fait prendre conscience que mon père est mort, parce qu'à ce moment là moi je suis incapable, ni de pleurer ni de réagir, et son silence, ses sanglots, le fait qu'elle me dise « mais c'est un enfer, c'est un cauchemar, mais c'est pas possible » sont l'électrochoc. Alors là je cède à la panique. Je suis dans un affolement total, comme une bête entourée de chasseurs, qui court dans tous les sens au lieu d'aller se cacher dans les bois. Je suis une pile électrique, j'essaye de faire ma valise mais la fais n'importe comment, je ne reste pas en place, je me rhabille comme la veille, sans avoir pris de douche, je ressemble à rien, mais je m'en fous, il y a urgence. Je claque la porte. » Sur le chemin de la gare le membre de la famille qu'elle avait alerté la rappelle et n'arrête pas de s'excuser, en boucle. Tiraillée entre le fait de lui avoir fait porter quelque chose de si lourd en l'appelant la première fois, et le fait que s'il l'avait écoutée, peut-etre qu'ils auraient pu réagir, empêcher, et si et si... Clotilde lui assure que personne n'y est pour rien. Elle prévient une copine d'enfance et d'autres copains, sans dire qu'il s'agit d'un suicide encore, sa mère ne voulait pas. Et Clotilde se dit que oui, ça ne regarde que son père, c'est son geste, et en même temps elle n'a pas envie de cacher ce qu'il a décidé, elle ne veut pas porter un tel secret. Mais dans l'immédiat c'est plus simple, il est mort du coeur, point. Elle reçoit ensuite un sms de sa tante qui lui fait un peu plus prendre conscience de la situation : avant c'est elle qui donnait l'information, cela ne lui semblait pas encore bien réel, là elle est destinataire, et le fait que les gens extérieurs soient au courant encre tout ça dans la réalité : ce n'est pas un cauchemar. Les premiers sanglots apparaissent alors enfin, dans ce wagon du train Paris-Blois, au moment même où elle se rend compte qu'elle porte un t-shirt noir avec un revolver sur lequel est écrit « bang bang », pas tout à fait de circonstances, mais sa valise est anarchique, il faudra simplement le retourner et faire avec. Deux heures après avoir quitté Paris, Clotilde monte dans la voiture de sa belle-soeur, venue la chercher à la gare. Il pleut. Au moment d'arriver, c'est une nouvelle bascule : juste avant le dernier virage, celui qui fera apparaître la propriété, Clotilde lui demande de s'arrêter. Cette symbolique du tournant, ce moment où elle verra la maison dans une ambiance si différente, elle ne veut pas vivre ça, arriver et qu'il ne soit plus là, elle ne peut pas assumer ça. Elle craque. LE GESTE Dans ce genre de décès, qui plus est à arme à feu, tant que le procureur n'a pas déclaré que c'était un suicide, il y a toujours une présomption de meurtre donc les gendarmes doivent intervenir, ils répertorient tous les indices qu'ils trouvent, laissent des marques au sol. Une fois que le procureur déclare le suicide, ils remportent tout, le corps au "frigo" et le reste, les pompes funèbres aussi aident à nettoyer ; mais ce jour là la pluie entre en jeu et chamboule un peu tout, l'urgence du corps, le manque de visibilité, finalement les lieux ne sont pas laissés aussi propres qu'ils auraient du. Ce détail, qui n'en est pas un du tout, mais tant qu'on n'y est pas confronté, on ne l'imagine sans doute pas, a mis tout le monde dans une position très délicate, et renforcé la difficulté de la situation : les gendarmes étant partis tard, avec la pluie les pompes funèbres ne viendraient finir de nettoyer que le lendemain, laissant Clotilde et sa famille avec tous ces morceaux de leur père et mari un peu partout dans le jardin, qu'on ne voyait pas bien au début avec la pluie, et puis si loin... Ils n'ont pas pu attendre le lendemain, et un membre de la famille a décidé de nettoyer une partie, avant que les pompes funèbres ne se chargent du reste, sacs poubelles dans les mains. « Quand il avait raccroché avec moi, il était dans son bureau. On avait une maison toute en longueur, avec des portes fenêtres un peu partout. Derrière la porte-fenêtre de son bureau il y avait un banc en pierre, et à l'intérieur du bureau une petite salle bain dans laquelle il rangeait ses armes de chasseurs. Il a pris une petite carabine de safari, donc avec des balles pour buter un éléphant : il était sur qu'il ne se raterait pas. Et surtout, dans cette conviction qu'ont les suicidaires, il avait beau ne pas pouvoir faire un mètre sans canne, là il a réussi à marcher, sans même pouvoir s'appuyer sur la carabine, trop petite. Il aurait pu ouvrir la porte fenêtre de son bureau et s'installer directement sur le banc, mais du coup il n'aurait pas pu la fermer, et ma mère qui était dans sa chambre à ce moment là aurait entendu le bruit et découvert la première son corps. Alors qu'avec les doubles-vitrages, la chambre de maman qui donnait sur l'autre coté, et surtout les détonations habituelles des fermiers toutes les minutes pour éloigner les oiseaux et les renards des cultures, elle ne pouvait se douter de rien. Il a donc trouvé l'énergie pour prendre son arme, faire tout le chemin pour traverser la maison, sortir et refaire le tour par l'extérieur pour s'asseoir à cet endroit là, et se tuer. Apparemment il n'a pas hésité, il était vraiment sur de lui. Qu'est-ce qu'il s'est dit ? C'est long tout ce chemin... En faisant ça, c'était sympa parce qu'il n'a pas pourri la maison... Et puis ca lui a explosé la tête, donc c'est radical. Mais bon, t'as ton papa un peu partout. » Son papa a appelé chaque enfant avant de mourir, un simple petit mot, un simple bonjour ou une vraie discussion comme avec Clotilde. C'est avec elle qu'il a été le plus franc. C'est le gardien qui l'a trouvé, il a cru qu'il avait refait un AVC. Aucun des membres de la famille ne l'a vu. Clotilde a voulu, mais elle n'a pas pu. A la morgue, au départ son visage était caché sous un coussin (avant qu'il ne soit bandé), on ne voyait rien. Clotilde a insisté pour le voir, elle en avait besoin même si elle avait peur. Sa famille la retenue, mais les images qu'elle s'imaginait la hantaient. C'est finalement l'employée des pompes funèbres qui l'en a dissuadée, lui expliquant que cette dernière image serait pire que tout : « je préfère que vous ayez l'imaginaire et je vais essayer de vous le donner le plus précis possible pour que vous puissiez avancer mais ne le voyez pas. » Elle lui explique aussi qu'il devait être serein au dernier moment, vu la position de son corps. Clotilde a été très soulagée de cette discussion. S'ensuivent quelques jours si particuliers, comme une errance, le recueillement sur son dernier lieu de vie, des discussions en famille, la préparation de l'enterrement, prévenir l'entourage, choisir ses derniers habits, les textes et chants de la messe, le cercueil. Son père n'avait laissé aucune directive, mis à part celle d'être incinéré et que ses cendres soient éparpillées en mer, à l'île de Ré. L'ENTERREMENT, LA CREMATION ET LA DISPERSION DES CENDRES « A la mise en bière personne n'était là, c'est un de mes grands regrets. La police devait vérifier que c'était bien le corps de mon père qu'on mettait dans le cercueil, et donc débander son visage pensait-on. Comme ce n'était pas recommandé qu'on le voit, personne n'y était. Mais en fait le bracelet d'identification suffisait, et on aurait pu venir. Il était donc seul pour entrer dans le cercueil, et pour moi qui croit beaucoup à la vie après la mort, au passage, au soin du corps, à l'accompagnement de la dépouille jusqu'au bout, ça a été un peu dur, je regrette beaucoup. » Le vendredi 14 juin 2013 ont eu lieu l'enterrement et la crémation. Le corbillard a d'abord fait un tour dans le parc, entre les étangs, un chemin qu'il appréciait beaucoup. Tout le monde le suivait en marchant. Un « beau moment ». Au moment de la messe Clotilde est « satellitée » comme elle le dit si bien, elle ne se souvient plus bien de tout, l'entrée dans l'église, quelques amis, mais son objectif est de tenir, tenir le coup pour lire son témoignage. Mais même au moment de son hommage, ses souvenirs sont assez flous. Elle l'a fait, elle a tenu, c'est ce qu'elle voulait. Un autre discours suit, celui du meilleur ami, qui dit à demis mots qu'il s'agit d'un suicide. La majeure partie de l'assistance apprend la nouvelle, la famille se regarde, horrifiée. Mais finalement cet ami, dans ses mots, avait raison : son papa était orgueilleux et même son geste le prouve, il n'en faisait qu'à sa tête, aucune loi ne lui dictait quoi que ce soit, c'est lui qui choisissait ». La messe se poursuit. Musique de Léonard Cohen qu'il adorait « There is no way to say goodbye ». Et vient le moment où chacun bénit le cercueil. Clotilde craque à nouveau quand vient le tour de ses copains. Elle s'écroule dans leurs bras. Puis il faut enchainer le reste de la journée, le rythme est soutenu puisqu'elle doit partir avec la famille proche pour la crémation, assez vite. Avant cela ils doivent repasser à la maison accueillir les invités autour d'un verre dans le jardin, sous le soleil : « il y a ceux qui n'osent pas venir te voir, ceux qui t'étouffent, qui te dégoulinent de projections, qui te serrent. Ce n'est pas une critique envers les gens qui font ça mais tu te dois de rester debout toi, et la moindre démonstration de douleur de l'autre te pousse à craquer et tu ne peux pas t'écrouler. » Au crématorium, une première personne lit un discours digne d'un sketch d'Elie Semoun, le fou rire n'est pas loin. Puis l'employé des Pompes Funèbres lit un poème, plus personne ne fait le malin, l'émotion est de nouveau très présente. La crémation est une autre étape du deuil : l'annonce d'abord, le cercueil ensuite, puis il disparaît à nouveau à la crémation. « T'as l'impression que ce sont des étapes permanentes de séparation, d'abandon et là tu sens que c'est définitif. » Alors au moment de sortir, le portrait de son père entre les bras, Clotilde s'effondre, tombe et n'arrive pas à se relever, déchirée de l'intérieur, prenant conscience encore une fois de cette situation définitive. Retour à la maison. Elle boit des coups avec ses amis, discute, et c'est la colère qui prend le pas désormais. Colère contre ce papa qui l'a abandonné, comme ça. Des insultes même. Quelques unes restent dormir. Et dès le lendemain il faut affronter le retour à la « vie », « l'après » : Clotilde était témoin d'un mariage, elle a tenu à y aller. Trois mois plus tard Clotilde et sa famille ont embarqué sur le bateau des pompiers, vers la « Roche Amour » entre la Rochelle et l'île de Ré, ils ont dispersé les cendres. Enfin Clotilde plutôt. C'est elle qui, harnachée au bateau pour ne pas glisser ni sauter comme cela peut arriver, a ouvert l'urne et laissé s'envoler les cendres de son papa, la dernière chose qui lui permettait de se raccrocher à quelque chose de physique, à son père. Ca y est, tout est parti. Encore une étape, encore de gros sanglots. LES SENTIMENTS DE L'APRES Clotilde me lit le mot qu'elle a lu à l'enterrement. Il y a cette phrase : papa n'avait pas peur de la mort, il redoutait la faiblesse. « C'est beau mais c'est un peu faux. Avec le recul il y a des choses que je ne dirais plus aujourd'hui. Quand il m'a dit « sois heureuse dans ta vie », je dis dans mon témoignage que c'est un merveilleux conseil, mais en fait ça a été l'enfer pour moi d'entendre ça. La cicatrice elle sera toujours là, même si elle se résorbe un peu d'année en année. Sois heureuse dans ta vie, mais comment je fais pour être heureuse maintenant ? Il est parti, je ne suis plus heureuse quoi, tu comprends pas ce qu'il s'est passé, tu t'écroule après. » « On est quatre frères et soeurs et on a vécu un deuil complétement différent. Moi j'avais besoin de vivre le truc, je me disais que c'était essentiel pour avancer dans mon deuil de ressentir ce que je devais ressentir, la colère, la culpabilité. » LA CULPABILITE « La culpabilité je ne l'ai pas trop eu je crois, enfin je ne me suis pas sentie responsable de sa mort, mais je m'en suis beaucoup voulu dans ma capacité sensitive et sensorielle, de ne pas avoir vu qu'il allait mal, de ne pas avoir entendu ses appels à l'aide, ces dernières années quand il avait des vrais mots d'amour avec nous, je ne les entendais pas, franchement, je me disais « c'est ça vas-y cause toujours », j'avais tellement pas l'habitude, donc je ne donnais pas de crédit à ça, j'ai pas entendu comme j'aurai du l'entendre. En fait je me suis dit « et si et si », si j'avais appelé unetelle plutôt qu'untel à tel moment par exemple. Je me dis que je n'ai pas fait les choses bien et que c'est un peu de ma faute aussi, de ne pas avoir su, ne pas avoir pu. » « L'abandon aussi. Nous sommes ses enfants, je revois les photos de moi bébé avec lui. Comment il a pu nous faire ça, comment tu peux décider d'abandonner ton enfant ? Et tu as beau lui dire j'ai besoin de toi, il en a rien à foutre quoi. J'ai pris conscience que je n'étais pas suffisante, j'ai pris conscience de mon impuissance, je n'avais pas pu sauver mon père, je n'ais pas pu le réconforter, et ça c'est un truc que j'ai porté que ma fratrie n'a pas porté comme ça. » LA COLERE « La colère. Beaucoup. Je lui en ai beaucoup voulu. C'était un salaud d'au revoir. Ma soeur trouve que j'ai eu de la chance de l'avoir comme ça au téléphone, mais elle ne se rend pas compte de ce que je porte aussi. J'aurai aussi pu lui dire tellement d'autres choses. C'était un salaud d'au revoir parce qu'il n'y avait pas d'au revoir en fait, c'est terrible. J'étais en colère aussi contre son égoïsme, de n'en avoir rien à foutre de nous en fait, même si en tant qu'adulte j'ai pu assez bien comprendre son geste après tout ce qu'il m'avait dit, sa situation de dépendance et de déchéance. Je l'ai encore un peu la colère aujourd'hui. Aussi parce que je suis la seule d'entre nous non mariée, sans enfant. Je n'ai pas forcément envie de me marier, mais ca a été dur, en tant que petite fille, de voir des photos de mes soeurs avec mon père à leur mariage, ou de le voir tenir ses petits-enfants dans les bras. C'est vraiment une déchirure que j'ai du mal à cicatriser, me dire que ces moments là je ne les aurais pas. Et surtout je ne les aurais pas parce que ce connard l'a choisit. Je lui ai dit au téléphone : j'ai besoin de toi ! J'ai vraiment l'impression qu'il m'a volé certains instants de ma vie. Ce qui est con, car il aurait pu mourir sur une table d'opération aussi. Mais bon là j'en aurai voulu à la vie. Il y a vraiment cette notion qui est terrible dans le suicide, c'est que le meurtrier c'est lui, il est son propre bourreau. Donc tu oscilles entre la peine suprême du deuil et puis la colère sourde, et pas si sourde, contre lui, entre la tristesse de l?avoir perdu et la colère de l'avoir perdu. Donc tu lui en veux, tu ne lui en veux pas, tu ne sais pas, tu chiales, tu chiale plus car t'es en colère. » LE RAPPORT A LA MORT « Je crois que pendant six mois, un an j'ai été satellitée au pays des morts, j'étais encore abasourdie, dans un truc où j'avais du mal à réaliser. Je n'avais plus de connexion, je pleurais beaucoup. J'ai eu l'impression d'être un fantôme et d'errer, de ne pas toujours être ancrée, encore un peu de temps en temps. J'étais hyper sujette à l'ésotérisme, j'ai toujours eu un rapport particulier à la mort : j'ai pu voir certains membres de ma famille alors qu'ils étaient morts. Et mon père je voyais rien, je sentais ni ne ressentais rien, ça m'a beaucoup mise en colère. » « J'ai beaucoup picolé à ce moment là. Ca me mettait dans un état second, j'avais le sentiment que ca me permettait de me connecter à lui, d'avoir des signes. Et en même temps j'ai vraiment choisi la vie, je ne voulais pas porter son choix. Mais bon je me suis sentie morte malgré tout pendant un bon moment. Ca m'a enlevé une forme d'insouciance que je ne retrouverai jamais, d'un coté ça m'a vraiment brisée. » « J'ai aussi beaucoup eu besoin d'être seule, de pleurer seule chez moi. Je me coupais des potes, de la famille. Je ne sais pas si j'ai fait ça pour me protéger s'il arrivait quelque chose d'autre ou parce que je me sentais incomprise. » « Je me suis beaucoup demandé ce qu'il avait pensé au moment de son geste, et puis après, ce qu'il lui arrivait, pourvu qu'il se soit libéré et pas emprisonné dans quelque chose de pire ! » « Et puis quand tu perds un parent, ben maintenant j'ai peur de mourir, du passage, mais je n'ai plus peur de la mort. Comme si je savais que m'attendaient toutes ces personnes que j'aimais, surtout mon père. Un jour je me suis dit qu'il était inconcevable que le jour où je meurs mon père ne soit pas là pour m'accueillir sachant qu'on a plein de trucs à se dire. Donc j'ai ce truc un peu rassurant dans la mort. Ca me réconforte cette espérance de le retrouver. » « En revanche un truc très difficile pour moi dans mon rapport à la mort, ca a été la peur d'être la dernière. Le fait que je suis la dernière de quatre enfants, ce truc de me dire, putain dans ma vie potentiellement je vais tous les enterrer et moi je serai la dernière. Et je me suis dit, ça je n'y arriverai pas. La perspective... C'est horrible mais je me suis dit que j'espérais être la première à partir. Je ne pourrai pas supporter d?avoir un autre drame. Mais bon, en fait tu te relèves de tout dans la vie ! » « J'ai aussi eu, et je l'ai encore, cette problématique de ne pas me sentir légitime. C'est comme si avant tu n'as pas conscience de la force de ce genre de drame, t'es un peu dans l'expectative de ça, c'est assez contradictoire, comme si tu étais légitime tant qu'il n'y avait pas de drame, de te plaindre, de pleurer etc, et quand le drame arrive c'est l'inverse, tu n'as plus de légitimité à parler de ton drame. Une culpabilité du drame en quelque sorte, de le raconter et de l'assumer. Je n'assumais pas du tout d'être celle qui avait vécu ça. Et puis pour les copains ça va un moment. Tu peux vite devenir la copine relou qui fait que chialer. Et puis tu les renvoies à quelque chose qu'ils ne sont pas forcément capables d?assumer, eux n'ont pas encore perdu un parent, peu importe comment, ils ne doivent pas gérer l'absence et l'abandon. » ET TANT D'AUTRES CHOSES « Pour ce qui est du tabou du suicide, oui c'est super tabou. Déjà dans les familles bourgeoises comme la mienne, mais aussi par la violence que ça peut renvoyer aux gens. Mon tabou du suicide, pour moi, c'était plutôt pour préserver certaines personnes et non pour leur cacher la vérité : j'ai aucun problème à dire que mon père s'est suicidé, qu'il s'est tiré une balle. Mais pour certaines amies, je sais que c'était violent, et j'ai mis du temps à leur dire. » « Il a fallu s'occuper de l'héritage, se répartir tous ses objets, ses habits. Ca n'a pas été simple, je voulais tout garder. Mais j'ai réussi à passer de 10 cartons à un seul ! Il y a des choses que je garde absolument : sa polaire et une de ses chemises. Je les ai chez moi, je peux les mettre quand j'en ai envie, besoin. J'ai son parfum aussi, quand j'ai besoin de me reconnecter à lui je met un pschitt. Mais le temps faisant, j'y pense beaucoup moins. » « Quand mon père s'est tué, j'étais à un moment charnière de ma vie, fin d'une formation, début du chômage, pas de mec, pas d'appart : j'ai eu le sentiment que j'avais fermé un livre, et ce qui était terrible c'est que le prochain bouquin était vide de sa présence. Il ne connaitrait jamais mon mec, mon appart, mon job, donc une page qui n'a aucun lien, une coupure nette. Maintenant tout ce que j'allais entreprendre ce serait sans lui. Et bien dans le deuil c'est hyper dur à accepter. Même de s'autoriser à vivre les choses, à reprendre un taf, à ressortir avec quelqu'un, à avoir une nouvelle habitation, car c'est chaque fois un petit deuil supplémentaire des choses qu'il ne le connaitra jamais. C'est comme des petites morts à chaque fois. Surtout quand tu as des décisions de vie à prendre, j'ai ce manque, mais il n'est pas tangible pour les personnes extérieures. » AUJOURD'HUI (2018) « Quatre ans et demi plus tard, j'en suis guérie ? Non, ça c'est sur. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, si ça se guérira un jour ni quels en seront les impacts. Le fait que ça fasse quatre ans et demi que je sois célibataire, je me pose quand même la question : est-ce que j'ai de la place dans ma vie, émotionnellement parlant ? Est-ce que j'aurai l'impression de trahir mon père en aimant un autre homme ? Est-ce que c'est parce que c'est toute la difficulté que peut représenter aimer quelqu'un, ce que ça pourrait donner et que je n'ai pas accepté de faire ça sans mon père, ou alors de redouter que je vais devoir le vivre sans mon père ? Est-ce que finalement ce n'est pas du tout lié ? Qu'est-ce qui reste aujourd'hui, qu'est-ce qui reste plus ? Je ne sais pas. » « Là pour les quatre ans de sa mort j'y ai à peine pensé, je culpabilise pas trop de ne pas penser à lui, et en même temps j'ai pas trop envie de le faire, de prendre du temps pour lui parler, me recueillir, aux dates importantes et tout, parce que comme je le ressens pas du tout, bah ça m'agace. Le deuil est toujours là mais j'arrive plus à me connecter comme j'ai pu le faire dans les premières années. Après je pense que quatre ans c'est peu, je ne me rends pas compte. C'est peu et c'est beaucoup. Peut-être car je m'autorise aussi plus ou moins à en parler et que je mets ça de coté, je ne sais pas. » LE RECUEILLEMENT « Aujourd'hui avec la crémation et la dispersion des cendres, tu n'as plus de lieu de recueillement, c'est quand même compliqué de le mettre dans ton quotidien. On aimerait graver son nom sur la tombe de nos grands-parents mais on n'est pas les seuls ayant-droits, donc pour graver son nom sur cette tombe, on doit demander une autorisation à ma tante et mes trois cousins. Ca m'a fait un peu bizarre après la mort de mon père, d'aller me recueillir sur les tombes de sa famille, savoir qu'il est mort et en fait qu'il n'y ait aucune trace de mon père. C'est assez surprenant, déstabilisant. Mais l'idée, l'envie, elle vient surtout de ma soeur qui n'accepte pas du tout que mon père soit nulle part, soit inscrit nulle part, comme s'il n'avait pas existé. Moi bon, c'est pas parce qu'on va graver son nom que ca va changer quelque chose, surtout que je sais que son corps n'est pas là. Je me raccroche beaucoup à la notion de physique : ça a du sens pour mon grand-père et ma grand-mère, je sais qu'ils sont là-dedans, même en poussière, mais mon père il ne repose pas là donc j'ai pas vraiment l'impression de m'adresser à lui. C'est plus au quotidien, son parfum, ses odeurs, ses fringues, les choses matériels finalement, et j'entends aussi corporel. Mais peut-être qu'en fait ma soeur a raison, que ce sera hyper fort pour nous et ça nous soulagera de se dire que comme son nom est là, si on va se recueillir, c'est plutôt vers là qu'on va le trouver. » QUE RETENIR ET QUE GARDER DE LUI ? « Son humour, il en avait beaucoup. Son image aussi, son apparence, quand je ferme les yeux, je peux voir la gueule de mon père. Le son de sa voix, mais ça tu l'oublie à un moment, c'est très dur je trouve. Et ce que je garde, ce sont ses mots d'amour, ses lettres : quand il pouvait m'écrire « je t'embrasse aussi fort que je t'aime. Papa. » » DES PHOTOS DES ETAPES DE L'ENTERREMENT ? « Je crois que j'aurai aimé oui. On n'en a aucune et mes souvenirs sont très flous. Ce jour là ton psychisme se coupe de l'émotionnel, et tant mieux sinon je n'aurai pas supporté. Je ne me souviens plus de qui était là, je pense que c'était très beau, comme il était décoré de la légion d'honneur, il y avait le drapeau français sur son cercueil, des photos qui m'auraient touchée dans cet événement, me dire, ben oui j'ai un souvenir, j'ai quelque chose, c'était beau. Parce qu'en plus on se donne un mal de chien pendant une semaine, on a tout fait, pour trouver des beaux chants, des textes, et tout. Et je ne trouve pas ça glauque d'avoir des images de ces moments parce que c'est les gens que t'aimes et en fait tu les accompagne jusqu'au bout. C'est très social, c'est les gens qui vont te juger, mais toute personne qui vit meurt. La mort fait partie de la vie, c'est lié. Donc oui j'aurai aimé avoir un reportage photos, comme des photos de mariage, pouvoir me dire ben tiens il y avait bidule etc. Mais c'est vrai que les gens se confrontent à quelque chose de triste, les gens pleurent, t'as pas envie d'être pris en photo, mais à un mariage tu peux pleurer aussi, de joie, mais tu peux pleurer quand même... »